Les services secrets en France

Secrets

Les services secrets en France : du Grand Siècle à l’ère numérique des enjeux de pouvoir toujours actuels

En France les puissants ont toujours eu des informateurs souvent guidés par leurs intérêts propres mais aussi par celui de l’Etat que le souverain, auquel ils rendaient compte, incarné. Catherine de Médicis entretenait son réseau de courtisanes accortes sachant soutirer sur l’oreiller secrets et renseignements. Mais bien avant, Charlemagne avec ses missi dominici, avait structuré une représentation territoriale de son autorité qui devait tout autant gérer une situation que faire remonter des informations.

Le basculement dans le monde du secret est plus évident au Grand Siècle où une dominante politico-économique s’impose, les Etats colonisent, développent des manufactures, essayent de comprendre les succès des uns et des autres, se concurrencent, en un mot ont besoin de décrypter et décoder techniques et stratégies pour y répondre d’une façon qui soit la plus efficace.

Il en est ainsi, sous le règne de Louis XIII et de son principal ministre, le cardinal de Richelieu. Ce dernier met en place un réseau d’espions pour surveiller les complots internes et étrangers, inaugurant une tradition de renseignement d'État. Sous Louis XIV, la "Cabale noire" et les lettres interceptées deviennent des outils essentiels pour maintenir l’autorité monarchique. Colbert est un grand artisan de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Intelligence Economique mettant en œuvre tout un réseau d’espions pour connaitre et rapatrier en France les technologies de construction navale, de tissage, de production de verres etc. qui pourront accompagner le développement des Manufactures (Gobelins, Saint-Gobain, chantiers navals, armement…) qui subsistent encore de nos jours et de l’économie nationale faisant de la France le pays le plus riche de son temps.

Louis XV que l’on a trop tendance à sous-estimer, joue un rôle central dans l’histoire du renseignement en France avec la création du "Secret du Roi", un réseau clandestin d’espions indépendant de la diplomatie officielle. Mis en place dans les années 1740, ce service personnel vise à servir les intérêts directs du roi, parfois à l’encontre de sa propre administration. Utilisé notamment pour des missions en Pologne ou en Russie, le Secret du Roi marque une étape majeure dans la structuration du renseignement moderne. A cette époque, comme quoi rien ne doit surprendre, le « super agent » du Roi est le chevalier d’Eon qui, tout au long de sa carrière, se travestira au point que son genre masculin ne sera établi qu’après son décès ! Louis XVI qui aura avec Charles Gravier comte de Vergennes le « grand » ministre des Affaires Etrangères (encore aujourd’hui l’occupant du quai d’Orsay s’assoit dans « le fauteuil de Vergennes ») ne dérogera pas à cette pratique.

À la Révolution, puis sous Napoléon 1er, les services secrets prennent une dimension plus militaire. Joseph Fouché, ministre de la Police, incarne l’art de l’espionnage politique, tandis que Napoléon s’appuie sur un vaste réseau d’informateurs pour servir ses ambitions de conquêtes territoriales et d’implantation de pouvoirs fidèles à sa couronne.

Après le second Empire, la Troisième République formalise les structures avec la création du Service de renseignements généraux, chargé du maintien de l’ordre intérieur, et du Deuxième Bureau, pour le renseignement militaire.

Durant les deux guerres mondiales, le renseignement devient un enjeu vital, l’accélération des moyens de communication, téléphone, télégraphe pour ne citer que ceux-ci rendant la circulation de l’information et de la désinformation plus sensibles. Mata-Hari hante encore les mémoires et les fantasmes. La Résistance et les réseaux gaullistes, comme le BCRA, jouent un rôle majeur. Après 1945, la Guerre froide entraîne la professionnalisation et la diversification des services, avec la création du SDECE (ancêtre de la DGSE) en 1947.

Au XXIᵉ siècle, les menaces terroristes redéfinissent les priorités. Les attentats de 2015 en France marquent un tournant : coordination renforcée, loi renseignement, développement des capacités numériques. En 2025, les services comme la DGSE (extérieur) et la DGSI (intérieur) s'appuient sur l’intelligence artificielle, la cybersécurité et le renseignement de source humaine.

En somme hier comme aujourd’hui, les services secrets français ont toujours été le reflet des enjeux de pouvoir et de sécurité de leur temps. Et au XVIIème comme au XXIème on se rend compte que les ressorts humains sont invariables, quand dans les années 60 le général de Gaulle lance à l’ambassadeur de France en Union Soviétique « alors Dejean, on couche ! » pour signifier sa connaissance du piège sexuel tendu par le KGB dans lequel l’ambassadeur était tombé c’était certes il y a 60 ans mais cela peut arriver demain encore. Le monde de l’espionnage est fait de sexe, d’argent, de jalousie et si les technologies évoluent, comme les menaces auxquelles l’État doit faire face, cela n’enlève rien à cette réalité. C’est ce que rappelle avec justesse Eric Dénécé dans la suite de notre propos.

 

Nicolas LEREGLE

Avocat au barreau de Paris

Directeur de la rédaction

nicolas.leregle@lessor.org

Le renseignement, maillon majeur du continuum de sécurité publique

Connaître, analyser, anticiper. Chaque semaine, un maillon de la chaîne de la sécurité publique est passé au crible : justice, politique, forces de l’ordre, intelligence économique. Aujourd’hui, revenons sur le renseignement et son rôle dans le continuum de la sécurité publique. Comment les services de renseignement jouent-ils un rôle de plus en plus important vis-à-vis de la sécurité publique ? En quoi le recours au renseignement représente-t-il un enjeu majeur avec ses dérives et ses limites ? Réponses avec un expert en la matière, Eric Denécé, directeur du CF2R.

Le renseignement : pivot et garantie de sécurité publique

La réforme de 2008 a enclenché une réorganisation en profondeur de services de renseignement, posant la question de la gestion de la sécurité publique. « Ce qui a changé, ce sont les moyens accordés aux services et le fait que la DGSI ne soit plus sous la direction de la Police nationale mais soit devenue une direction à part entière. L’autre élément intéressant a été d’intégrer la Gendarmerie dans le renseignement territorial », observe Eric Denécé. « Il y a toujours eu une faible culture du renseignement dans la Police nationale, où la culture du judiciaire l’a souvent emportée. Au moment où la SDIG a fait suite à la dissolution des RG, c’était totalement improductif car elle était rattachée à la Direction de la sécurité publique qui ne se préoccupait pas de renseignement. Les gendarmes ont une meilleure culture du recueil de l’information mais qui ne s’apparente pas non-plus à du renseignement. »

Les nouvelles réformes traduisent une montée en puissance, ces dernières années, des services de renseignements, devenant l’outil privilégié des pouvoirs publics pour anticiper et contrôler les menaces contre les atteintes à la sécurité publique. « La responsabilité des hommes politiques est de faire en sorte qu’il n’y ai pas de trouble à l’ordre public, pas de débordement, pas d’attentat terroriste ; passé un certain stade, ils se moquent de la répartition entre les services tant que ça fonctionne. C’est de cette manière qu’il peut y avoir un dépassement des fonctions sous l’impulsion du politique », indique-t-il.

L’un des enjeux essentiels du renseignement dans un contexte de sécurité publique est de partager le renseignement en interne et de coopérer davantage. « Depuis la création du poste de coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, la coordination s’est bien améliorée. Sous la pression du politique, les services échangent. »

La pratique trouve toutefois ses limites dans les échanges entre renseignement central et renseignement territorial. « Quand je vois que le renseignement territorial commence à déceler quelque chose et que l’information remonte à la DGSI, parfois sans être prise en compte - pour de vraies ou de fausses raisons - il s’agit d’une rupture dans le continuum, qui me semble dommage. Il s’agit d’un choix au niveau de l’organisation, il y a eu, après 2008, un affaiblissement énorme du renseignement territorial, accompagné d’un complexe de supériorité de la DCRI puis de la DGSI sur le renseignement territorial. Heureusement, les choses se sont améliorées depuis quelques années »

Menace terroriste, effacement des frontières et rupture du renseignement

La mutation de la menace et l’évolution des enjeux de sécurité publique entraîne des modifications dans l’organisation des services de renseignement afin de pouvoir s’y adapter, dans une logique d’efficacité accrue. « Depuis la réforme de 2008 et ses errements, on observe une séparation entre le renseignement de sécurité nationale et le renseignement de sécurité publique. Cela signifie que le continuum a été rompu en parallèle d’une évolution de la menace contre le territoire national – de nature interne ou externe. Aujourd’hui, le terrorisme islamique est par exemple d’une double nature : il peut venir de l’étranger, comme les tchétchènes ou les ouïghours, mais il peut aussi venir de citoyens français qui reviennent de l’étranger ou de citoyens français n’ayant jamais quitté le territoire national. A ce niveau, un problème se pose au niveau de la répartition entre le renseignement de sécurité publique qui relève de la direction nationale du renseignement territorial – à laquelle contribuent gendarmes et policiers – et le renseignement de sécurité nationale de la DGSI », détaille Eric Denécé.

D’un terrorisme international principalement d’origine étrangère, la menace est devenue interne, notamment dans le sillage des attentats de 2015, et les services de renseignement ont dû s’adapter à cette nouvelle réalité d’effacement des frontières. « Il y a effectivement une rupture du continuum qui s’est mise en place en ce qui concerne les Français qui ont sombré dans le terrorisme, généralement ils se sont radicalisés sur internet ou dans une mosquée. Tant qu’ils ne sont pas passés à l’acte, ils sont surveillés par le renseignement territorial, puis le jour où ils vont passer à l’acte ou se mettre en contact avec des éléments étrangers, ils vont passer dans le champ de la DGSI. Ce continuum terroriste, qui devrait être traité par un seul service, est aujourd’hui séparé entre deux services », constate le directeur du CF2R.

La tendance est relativement similaire pour la menace sociétale : des groupes potentiellement violents en France et avec des liens étrangers. Les missions des services centraux et le renseignement territorial peuvent être amenés à se chevaucher. « Les animalistes violents et les écologistes radicaux font partie des éléments qui peuvent passer à l’action armée même si on ne peut pas encore parler d’éco-terrorisme en France, contrairement à d’autres pays où la menace est plus forte. Ce qui devrait être du domaine du renseignement territorial, c’est la surveillance des ONG, des associations et déceler au sein de celles-ci les éléments radicaux extrêmes mais cette mission est aussi gérée par la DGSI », souligne Eric Decéné.

Il resterait encore un travail à mener concernant la répartition précise des missions et des tâches de chaque service. « Cette réforme de 2008 a apporté des éléments positifs comme l’augmentation de la taille des services et de leur importance accordée mais ça n’a été qu’un glissement des compétences d’une partie des RG vers la DCRI. Les pouvoirs publics ont fait glisser le curseur mais sans résoudre tous les problèmes de répartition des tâches, voire de redondance qui existaient », explique-t-il. Et d’ajouter : « Au lieu de modifier plus largement les prérogatives des services de renseignement de façon à ce que le terrorisme puisse être suivi de A à Z, depuis la radicalisation jusqu’au passage à l’action armée et non-pas être séparé entre deux services, on a voulu séparer de manière un peu abrupte le renseignement dit « ouvert » et le renseignement dit « fermé », alors que la totalité de la surveillance des risques passe progressivement de l’un à l’autre. Auparavant, nous avions une séparation entre la menace d’origine interne et la menace d’origine externe, et nous l’avons transformé entre service travaillant de manière ouverte et service travaillant de manière fermée », confie le spécialiste du renseignement. « Est-ce plus adapté à la situation ? Je n’en suis pas totalement convaincu. Ça n’a pas apporté une énorme efficacité ».


Quelle évolution des services de renseignement ?

La menace est transversale, la frontière entre l’interne et l’externe est relativement poreuse, face à cette évolution de la situation l’émergence d’un nouveau système serait pertinente et de plus en plus nécessaire. « Le contre-espionnage devrait devenir un service totalement à part », plaide Eric Denécé. « Il faut revenir aux apports du Colonel Paillole en 1946, qui considère que la question de la sécurité militaire et du contre-espionnage est un ensemble, de la même manière que le travail de surveillance des mosquées jusqu’au travail de renseignement clandestin contre le terrorisme devrait être un ensemble. Quand on fait du contre-espionnage ou de la sécurité économique, il s’agit d’un travail de long terme dont le but n’est pas tant d’arrêter les éléments dangereux que d’infiltrer leur réseau dans une logique tout à fait spécifique. Peu importe qu’il s’agisse d’un service civil ou militaire, le contre-espionnage est un métier à part. L’objectif est de retourner l’agent et d’infiltrer le service de renseignement adverse et non pas d’arrêter l’agent, contrairement à la lutte anti-terroriste, où le but est d’arrêter la personne pour éviter l’attentat. Un service de lutte antiterroriste doit disposer d’un pouvoir judiciaire, mais pas un service de contre-espionnage », partage-t-il.

« Dans un contexte du retour de la guerre en Europe, une partie du renseignement doit être réorientée vers le contre-espionnage. Ce métier a tendance à disparaître dans les pays occidentaux depuis la fin de la Guerre Froide, remplacé par l’anti-terrorisme. On observe la remontée en puissance du contre-espionnage, seulement depuis la guerre d’Ukraine », ajoute Eric Denécé. « Si l’on devait créer un vrai service de contre-espionnage, il faudrait y mettre des éléments de la DGSI et des éléments de la DRSD, qui sont totalement complémentaire mais qui pourraient poser quelques problèmes administratifs. »

« La critique est facile et l’art difficile »

Le CF2R permet d’apporter une réflexion externe aux services et aux décideurs publics mais l’influence des centres indépendants est plus limitée en France que dans d’autres pays. « Le CF2R est un think tank académique, formé à plus de 50% des anciens des services. Nous publions des livres, des études et proposons des formations, y compris pour les institutions européennes et des États africains. Dans le système français, nous ne sommes pas partie prenante. Ce n’est pas dans les mœurs en France de procéder de cette manière. A chaque élection présidentielle, les équipes des candidats viennent nous voir pour être sûr de ne rien oublier – au même titre que les autres centres de recherche – mais notre influence est minime. Nous ne sommes pas aux États-Unis ou en Allemagne où les think tank ont vraiment un rôle de contribution à l’élaboration d’une politique », conclut Eric Denécé.

Simon DOUAGLIN

Rédacteur-en-chef

simon.douaglin@lessor.org

Les services secrets en France : du Grand Siècle à l’ère numérique des enjeux de pouvoir toujours actuels

En France les puissants ont toujours eu des informateurs souvent guidés par leurs intérêts propres mais aussi par celui de l’Etat que le souverain, auquel ils rendaient compte, incarné. Catherine de Médicis entretenait son réseau de courtisanes accortes sachant soutirer sur l’oreiller secrets et renseignements. Mais bien avant, Charlemagne avec ses missi dominici, avait structuré une représentation territoriale de son autorité qui devait tout autant gérer une situation que faire remonter des informations.

Le basculement dans le monde du secret est plus évident au Grand Siècle où une dominante politico-économique s’impose, les Etats colonisent, développent des manufactures, essayent de comprendre les succès des uns et des autres, se concurrencent, en un mot ont besoin de décrypter et décoder techniques et stratégies pour y répondre d’une façon qui soit la plus efficace.

Il en est ainsi, sous le règne de Louis XIII et de son principal ministre, le cardinal de Richelieu. Ce dernier met en place un réseau d’espions pour surveiller les complots internes et étrangers, inaugurant une tradition de renseignement d'État. Sous Louis XIV, la "Cabale noire" et les lettres interceptées deviennent des outils essentiels pour maintenir l’autorité monarchique. Colbert est un grand artisan de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Intelligence Economique mettant en œuvre tout un réseau d’espions pour connaitre et rapatrier en France les technologies de construction navale, de tissage, de production de verres etc. qui pourront accompagner le développement des Manufactures (Gobelins, Saint-Gobain, chantiers navals, armement…) qui subsistent encore de nos jours et de l’économie nationale faisant de la France le pays le plus riche de son temps.

Louis XV que l’on a trop tendance à sous-estimer, joue un rôle central dans l’histoire du renseignement en France avec la création du "Secret du Roi", un réseau clandestin d’espions indépendant de la diplomatie officielle. Mis en place dans les années 1740, ce service personnel vise à servir les intérêts directs du roi, parfois à l’encontre de sa propre administration. Utilisé notamment pour des missions en Pologne ou en Russie, le Secret du Roi marque une étape majeure dans la structuration du renseignement moderne. A cette époque, comme quoi rien ne doit surprendre, le « super agent » du Roi est le chevalier d’Eon qui, tout au long de sa carrière, se travestira au point que son genre masculin ne sera établi qu’après son décès ! Louis XVI qui aura avec Charles Gravier comte de Vergennes le « grand » ministre des Affaires Etrangères (encore aujourd’hui l’occupant du quai d’Orsay s’assoit dans « le fauteuil de Vergennes ») ne dérogera pas à cette pratique.

À la Révolution, puis sous Napoléon 1er, les services secrets prennent une dimension plus militaire. Joseph Fouché, ministre de la Police, incarne l’art de l’espionnage politique, tandis que Napoléon s’appuie sur un vaste réseau d’informateurs pour servir ses ambitions de conquêtes territoriales et d’implantation de pouvoirs fidèles à sa couronne.

Après le second Empire, la Troisième République formalise les structures avec la création du Service de renseignements généraux, chargé du maintien de l’ordre intérieur, et du Deuxième Bureau, pour le renseignement militaire.

Durant les deux guerres mondiales, le renseignement devient un enjeu vital, l’accélération des moyens de communication, téléphone, télégraphe pour ne citer que ceux-ci rendant la circulation de l’information et de la désinformation plus sensibles. Mata-Hari hante encore les mémoires et les fantasmes. La Résistance et les réseaux gaullistes, comme le BCRA, jouent un rôle majeur. Après 1945, la Guerre froide entraîne la professionnalisation et la diversification des services, avec la création du SDECE (ancêtre de la DGSE) en 1947.

Au XXIᵉ siècle, les menaces terroristes redéfinissent les priorités. Les attentats de 2015 en France marquent un tournant : coordination renforcée, loi renseignement, développement des capacités numériques. En 2025, les services comme la DGSE (extérieur) et la DGSI (intérieur) s'appuient sur l’intelligence artificielle, la cybersécurité et le renseignement de source humaine.

En somme hier comme aujourd’hui, les services secrets français ont toujours été le reflet des enjeux de pouvoir et de sécurité de leur temps. Et au XVIIème comme au XXIème on se rend compte que les ressorts humains sont invariables, quand dans les années 60 le général de Gaulle lance à l’ambassadeur de France en Union Soviétique « alors Dejean, on couche ! » pour signifier sa connaissance du piège sexuel tendu par le KGB dans lequel l’ambassadeur était tombé c’était certes il y a 60 ans mais cela peut arriver demain encore. Le monde de l’espionnage est fait de sexe, d’argent, de jalousie et si les technologies évoluent, comme les menaces auxquelles l’État doit faire face, cela n’enlève rien à cette réalité. C’est ce que rappelle avec justesse Eric Dénécé dans la suite de notre propos.

 

Nicolas LEREGLE

Avocat au barreau de Paris

Directeur de la rédaction

nicolas.leregle@lessor.org

Le renseignement, maillon majeur du continuum de sécurité publique

Connaître, analyser, anticiper. Chaque semaine, un maillon de la chaîne de la sécurité publique est passé au crible : justice, politique, forces de l’ordre, intelligence économique. Aujourd’hui, revenons sur le renseignement et son rôle dans le continuum de la sécurité publique. Comment les services de renseignement jouent-ils un rôle de plus en plus important vis-à-vis de la sécurité publique ? En quoi le recours au renseignement représente-t-il un enjeu majeur avec ses dérives et ses limites ? Réponses avec un expert en la matière, Eric Denécé, directeur du CF2R.

Le renseignement : pivot et garantie de sécurité publique

La réforme de 2008 a enclenché une réorganisation en profondeur de services de renseignement, posant la question de la gestion de la sécurité publique. « Ce qui a changé, ce sont les moyens accordés aux services et le fait que la DGSI ne soit plus sous la direction de la Police nationale mais soit devenue une direction à part entière. L’autre élément intéressant a été d’intégrer la Gendarmerie dans le renseignement territorial », observe Eric Denécé. « Il y a toujours eu une faible culture du renseignement dans la Police nationale, où la culture du judiciaire l’a souvent emportée. Au moment où la SDIG a fait suite à la dissolution des RG, c’était totalement improductif car elle était rattachée à la Direction de la sécurité publique qui ne se préoccupait pas de renseignement. Les gendarmes ont une meilleure culture du recueil de l’information mais qui ne s’apparente pas non-plus à du renseignement. »

Les nouvelles réformes traduisent une montée en puissance, ces dernières années, des services de renseignements, devenant l’outil privilégié des pouvoirs publics pour anticiper et contrôler les menaces contre les atteintes à la sécurité publique. « La responsabilité des hommes politiques est de faire en sorte qu’il n’y ai pas de trouble à l’ordre public, pas de débordement, pas d’attentat terroriste ; passé un certain stade, ils se moquent de la répartition entre les services tant que ça fonctionne. C’est de cette manière qu’il peut y avoir un dépassement des fonctions sous l’impulsion du politique », indique-t-il.

L’un des enjeux essentiels du renseignement dans un contexte de sécurité publique est de partager le renseignement en interne et de coopérer davantage. « Depuis la création du poste de coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, la coordination s’est bien améliorée. Sous la pression du politique, les services échangent. »

La pratique trouve toutefois ses limites dans les échanges entre renseignement central et renseignement territorial. « Quand je vois que le renseignement territorial commence à déceler quelque chose et que l’information remonte à la DGSI, parfois sans être prise en compte - pour de vraies ou de fausses raisons - il s’agit d’une rupture dans le continuum, qui me semble dommage. Il s’agit d’un choix au niveau de l’organisation, il y a eu, après 2008, un affaiblissement énorme du renseignement territorial, accompagné d’un complexe de supériorité de la DCRI puis de la DGSI sur le renseignement territorial. Heureusement, les choses se sont améliorées depuis quelques années »

Menace terroriste, effacement des frontières et rupture du renseignement

La mutation de la menace et l’évolution des enjeux de sécurité publique entraîne des modifications dans l’organisation des services de renseignement afin de pouvoir s’y adapter, dans une logique d’efficacité accrue. « Depuis la réforme de 2008 et ses errements, on observe une séparation entre le renseignement de sécurité nationale et le renseignement de sécurité publique. Cela signifie que le continuum a été rompu en parallèle d’une évolution de la menace contre le territoire national – de nature interne ou externe. Aujourd’hui, le terrorisme islamique est par exemple d’une double nature : il peut venir de l’étranger, comme les tchétchènes ou les ouïghours, mais il peut aussi venir de citoyens français qui reviennent de l’étranger ou de citoyens français n’ayant jamais quitté le territoire national. A ce niveau, un problème se pose au niveau de la répartition entre le renseignement de sécurité publique qui relève de la direction nationale du renseignement territorial – à laquelle contribuent gendarmes et policiers – et le renseignement de sécurité nationale de la DGSI », détaille Eric Denécé.

D’un terrorisme international principalement d’origine étrangère, la menace est devenue interne, notamment dans le sillage des attentats de 2015, et les services de renseignement ont dû s’adapter à cette nouvelle réalité d’effacement des frontières. « Il y a effectivement une rupture du continuum qui s’est mise en place en ce qui concerne les Français qui ont sombré dans le terrorisme, généralement ils se sont radicalisés sur internet ou dans une mosquée. Tant qu’ils ne sont pas passés à l’acte, ils sont surveillés par le renseignement territorial, puis le jour où ils vont passer à l’acte ou se mettre en contact avec des éléments étrangers, ils vont passer dans le champ de la DGSI. Ce continuum terroriste, qui devrait être traité par un seul service, est aujourd’hui séparé entre deux services », constate le directeur du CF2R.

La tendance est relativement similaire pour la menace sociétale : des groupes potentiellement violents en France et avec des liens étrangers. Les missions des services centraux et le renseignement territorial peuvent être amenés à se chevaucher. « Les animalistes violents et les écologistes radicaux font partie des éléments qui peuvent passer à l’action armée même si on ne peut pas encore parler d’éco-terrorisme en France, contrairement à d’autres pays où la menace est plus forte. Ce qui devrait être du domaine du renseignement territorial, c’est la surveillance des ONG, des associations et déceler au sein de celles-ci les éléments radicaux extrêmes mais cette mission est aussi gérée par la DGSI », souligne Eric Decéné.

Il resterait encore un travail à mener concernant la répartition précise des missions et des tâches de chaque service. « Cette réforme de 2008 a apporté des éléments positifs comme l’augmentation de la taille des services et de leur importance accordée mais ça n’a été qu’un glissement des compétences d’une partie des RG vers la DCRI. Les pouvoirs publics ont fait glisser le curseur mais sans résoudre tous les problèmes de répartition des tâches, voire de redondance qui existaient », explique-t-il. Et d’ajouter : « Au lieu de modifier plus largement les prérogatives des services de renseignement de façon à ce que le terrorisme puisse être suivi de A à Z, depuis la radicalisation jusqu’au passage à l’action armée et non-pas être séparé entre deux services, on a voulu séparer de manière un peu abrupte le renseignement dit « ouvert » et le renseignement dit « fermé », alors que la totalité de la surveillance des risques passe progressivement de l’un à l’autre. Auparavant, nous avions une séparation entre la menace d’origine interne et la menace d’origine externe, et nous l’avons transformé entre service travaillant de manière ouverte et service travaillant de manière fermée », confie le spécialiste du renseignement. « Est-ce plus adapté à la situation ? Je n’en suis pas totalement convaincu. Ça n’a pas apporté une énorme efficacité ».


Quelle évolution des services de renseignement ?

La menace est transversale, la frontière entre l’interne et l’externe est relativement poreuse, face à cette évolution de la situation l’émergence d’un nouveau système serait pertinente et de plus en plus nécessaire. « Le contre-espionnage devrait devenir un service totalement à part », plaide Eric Denécé. « Il faut revenir aux apports du Colonel Paillole en 1946, qui considère que la question de la sécurité militaire et du contre-espionnage est un ensemble, de la même manière que le travail de surveillance des mosquées jusqu’au travail de renseignement clandestin contre le terrorisme devrait être un ensemble. Quand on fait du contre-espionnage ou de la sécurité économique, il s’agit d’un travail de long terme dont le but n’est pas tant d’arrêter les éléments dangereux que d’infiltrer leur réseau dans une logique tout à fait spécifique. Peu importe qu’il s’agisse d’un service civil ou militaire, le contre-espionnage est un métier à part. L’objectif est de retourner l’agent et d’infiltrer le service de renseignement adverse et non pas d’arrêter l’agent, contrairement à la lutte anti-terroriste, où le but est d’arrêter la personne pour éviter l’attentat. Un service de lutte antiterroriste doit disposer d’un pouvoir judiciaire, mais pas un service de contre-espionnage », partage-t-il.

« Dans un contexte du retour de la guerre en Europe, une partie du renseignement doit être réorientée vers le contre-espionnage. Ce métier a tendance à disparaître dans les pays occidentaux depuis la fin de la Guerre Froide, remplacé par l’anti-terrorisme. On observe la remontée en puissance du contre-espionnage, seulement depuis la guerre d’Ukraine », ajoute Eric Denécé. « Si l’on devait créer un vrai service de contre-espionnage, il faudrait y mettre des éléments de la DGSI et des éléments de la DRSD, qui sont totalement complémentaire mais qui pourraient poser quelques problèmes administratifs. »

« La critique est facile et l’art difficile »

Le CF2R permet d’apporter une réflexion externe aux services et aux décideurs publics mais l’influence des centres indépendants est plus limitée en France que dans d’autres pays. « Le CF2R est un think tank académique, formé à plus de 50% des anciens des services. Nous publions des livres, des études et proposons des formations, y compris pour les institutions européennes et des États africains. Dans le système français, nous ne sommes pas partie prenante. Ce n’est pas dans les mœurs en France de procéder de cette manière. A chaque élection présidentielle, les équipes des candidats viennent nous voir pour être sûr de ne rien oublier – au même titre que les autres centres de recherche – mais notre influence est minime. Nous ne sommes pas aux États-Unis ou en Allemagne où les think tank ont vraiment un rôle de contribution à l’élaboration d’une politique », conclut Eric Denécé.

Simon DOUAGLIN

Rédacteur-en-chef

simon.douaglin@lessor.org

Les services secrets en France : du Grand Siècle à l’ère numérique des enjeux de pouvoir toujours actuels

En France les puissants ont toujours eu des informateurs souvent guidés par leurs intérêts propres mais aussi par celui de l’Etat que le souverain, auquel ils rendaient compte, incarné. Catherine de Médicis entretenait son réseau de courtisanes accortes sachant soutirer sur l’oreiller secrets et renseignements. Mais bien avant, Charlemagne avec ses missi dominici, avait structuré une représentation territoriale de son autorité qui devait tout autant gérer une situation que faire remonter des informations.

Le basculement dans le monde du secret est plus évident au Grand Siècle où une dominante politico-économique s’impose, les Etats colonisent, développent des manufactures, essayent de comprendre les succès des uns et des autres, se concurrencent, en un mot ont besoin de décrypter et décoder techniques et stratégies pour y répondre d’une façon qui soit la plus efficace.

Il en est ainsi, sous le règne de Louis XIII et de son principal ministre, le cardinal de Richelieu. Ce dernier met en place un réseau d’espions pour surveiller les complots internes et étrangers, inaugurant une tradition de renseignement d'État. Sous Louis XIV, la "Cabale noire" et les lettres interceptées deviennent des outils essentiels pour maintenir l’autorité monarchique. Colbert est un grand artisan de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Intelligence Economique mettant en œuvre tout un réseau d’espions pour connaitre et rapatrier en France les technologies de construction navale, de tissage, de production de verres etc. qui pourront accompagner le développement des Manufactures (Gobelins, Saint-Gobain, chantiers navals, armement…) qui subsistent encore de nos jours et de l’économie nationale faisant de la France le pays le plus riche de son temps.

Louis XV que l’on a trop tendance à sous-estimer, joue un rôle central dans l’histoire du renseignement en France avec la création du "Secret du Roi", un réseau clandestin d’espions indépendant de la diplomatie officielle. Mis en place dans les années 1740, ce service personnel vise à servir les intérêts directs du roi, parfois à l’encontre de sa propre administration. Utilisé notamment pour des missions en Pologne ou en Russie, le Secret du Roi marque une étape majeure dans la structuration du renseignement moderne. A cette époque, comme quoi rien ne doit surprendre, le « super agent » du Roi est le chevalier d’Eon qui, tout au long de sa carrière, se travestira au point que son genre masculin ne sera établi qu’après son décès ! Louis XVI qui aura avec Charles Gravier comte de Vergennes le « grand » ministre des Affaires Etrangères (encore aujourd’hui l’occupant du quai d’Orsay s’assoit dans « le fauteuil de Vergennes ») ne dérogera pas à cette pratique.

À la Révolution, puis sous Napoléon 1er, les services secrets prennent une dimension plus militaire. Joseph Fouché, ministre de la Police, incarne l’art de l’espionnage politique, tandis que Napoléon s’appuie sur un vaste réseau d’informateurs pour servir ses ambitions de conquêtes territoriales et d’implantation de pouvoirs fidèles à sa couronne.

Après le second Empire, la Troisième République formalise les structures avec la création du Service de renseignements généraux, chargé du maintien de l’ordre intérieur, et du Deuxième Bureau, pour le renseignement militaire.

Durant les deux guerres mondiales, le renseignement devient un enjeu vital, l’accélération des moyens de communication, téléphone, télégraphe pour ne citer que ceux-ci rendant la circulation de l’information et de la désinformation plus sensibles. Mata-Hari hante encore les mémoires et les fantasmes. La Résistance et les réseaux gaullistes, comme le BCRA, jouent un rôle majeur. Après 1945, la Guerre froide entraîne la professionnalisation et la diversification des services, avec la création du SDECE (ancêtre de la DGSE) en 1947.

Au XXIᵉ siècle, les menaces terroristes redéfinissent les priorités. Les attentats de 2015 en France marquent un tournant : coordination renforcée, loi renseignement, développement des capacités numériques. En 2025, les services comme la DGSE (extérieur) et la DGSI (intérieur) s'appuient sur l’intelligence artificielle, la cybersécurité et le renseignement de source humaine.

En somme hier comme aujourd’hui, les services secrets français ont toujours été le reflet des enjeux de pouvoir et de sécurité de leur temps. Et au XVIIème comme au XXIème on se rend compte que les ressorts humains sont invariables, quand dans les années 60 le général de Gaulle lance à l’ambassadeur de France en Union Soviétique « alors Dejean, on couche ! » pour signifier sa connaissance du piège sexuel tendu par le KGB dans lequel l’ambassadeur était tombé c’était certes il y a 60 ans mais cela peut arriver demain encore. Le monde de l’espionnage est fait de sexe, d’argent, de jalousie et si les technologies évoluent, comme les menaces auxquelles l’État doit faire face, cela n’enlève rien à cette réalité. C’est ce que rappelle avec justesse Eric Dénécé dans la suite de notre propos.

 

Nicolas LEREGLE

Avocat au barreau de Paris

Directeur de la rédaction

nicolas.leregle@lessor.org

Le renseignement, maillon majeur du continuum de sécurité publique

Connaître, analyser, anticiper. Chaque semaine, un maillon de la chaîne de la sécurité publique est passé au crible : justice, politique, forces de l’ordre, intelligence économique. Aujourd’hui, revenons sur le renseignement et son rôle dans le continuum de la sécurité publique. Comment les services de renseignement jouent-ils un rôle de plus en plus important vis-à-vis de la sécurité publique ? En quoi le recours au renseignement représente-t-il un enjeu majeur avec ses dérives et ses limites ? Réponses avec un expert en la matière, Eric Denécé, directeur du CF2R.

Le renseignement : pivot et garantie de sécurité publique

La réforme de 2008 a enclenché une réorganisation en profondeur de services de renseignement, posant la question de la gestion de la sécurité publique. « Ce qui a changé, ce sont les moyens accordés aux services et le fait que la DGSI ne soit plus sous la direction de la Police nationale mais soit devenue une direction à part entière. L’autre élément intéressant a été d’intégrer la Gendarmerie dans le renseignement territorial », observe Eric Denécé. « Il y a toujours eu une faible culture du renseignement dans la Police nationale, où la culture du judiciaire l’a souvent emportée. Au moment où la SDIG a fait suite à la dissolution des RG, c’était totalement improductif car elle était rattachée à la Direction de la sécurité publique qui ne se préoccupait pas de renseignement. Les gendarmes ont une meilleure culture du recueil de l’information mais qui ne s’apparente pas non-plus à du renseignement. »

Les nouvelles réformes traduisent une montée en puissance, ces dernières années, des services de renseignements, devenant l’outil privilégié des pouvoirs publics pour anticiper et contrôler les menaces contre les atteintes à la sécurité publique. « La responsabilité des hommes politiques est de faire en sorte qu’il n’y ai pas de trouble à l’ordre public, pas de débordement, pas d’attentat terroriste ; passé un certain stade, ils se moquent de la répartition entre les services tant que ça fonctionne. C’est de cette manière qu’il peut y avoir un dépassement des fonctions sous l’impulsion du politique », indique-t-il.

L’un des enjeux essentiels du renseignement dans un contexte de sécurité publique est de partager le renseignement en interne et de coopérer davantage. « Depuis la création du poste de coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, la coordination s’est bien améliorée. Sous la pression du politique, les services échangent. »

La pratique trouve toutefois ses limites dans les échanges entre renseignement central et renseignement territorial. « Quand je vois que le renseignement territorial commence à déceler quelque chose et que l’information remonte à la DGSI, parfois sans être prise en compte - pour de vraies ou de fausses raisons - il s’agit d’une rupture dans le continuum, qui me semble dommage. Il s’agit d’un choix au niveau de l’organisation, il y a eu, après 2008, un affaiblissement énorme du renseignement territorial, accompagné d’un complexe de supériorité de la DCRI puis de la DGSI sur le renseignement territorial. Heureusement, les choses se sont améliorées depuis quelques années »

Menace terroriste, effacement des frontières et rupture du renseignement

La mutation de la menace et l’évolution des enjeux de sécurité publique entraîne des modifications dans l’organisation des services de renseignement afin de pouvoir s’y adapter, dans une logique d’efficacité accrue. « Depuis la réforme de 2008 et ses errements, on observe une séparation entre le renseignement de sécurité nationale et le renseignement de sécurité publique. Cela signifie que le continuum a été rompu en parallèle d’une évolution de la menace contre le territoire national – de nature interne ou externe. Aujourd’hui, le terrorisme islamique est par exemple d’une double nature : il peut venir de l’étranger, comme les tchétchènes ou les ouïghours, mais il peut aussi venir de citoyens français qui reviennent de l’étranger ou de citoyens français n’ayant jamais quitté le territoire national. A ce niveau, un problème se pose au niveau de la répartition entre le renseignement de sécurité publique qui relève de la direction nationale du renseignement territorial – à laquelle contribuent gendarmes et policiers – et le renseignement de sécurité nationale de la DGSI », détaille Eric Denécé.

D’un terrorisme international principalement d’origine étrangère, la menace est devenue interne, notamment dans le sillage des attentats de 2015, et les services de renseignement ont dû s’adapter à cette nouvelle réalité d’effacement des frontières. « Il y a effectivement une rupture du continuum qui s’est mise en place en ce qui concerne les Français qui ont sombré dans le terrorisme, généralement ils se sont radicalisés sur internet ou dans une mosquée. Tant qu’ils ne sont pas passés à l’acte, ils sont surveillés par le renseignement territorial, puis le jour où ils vont passer à l’acte ou se mettre en contact avec des éléments étrangers, ils vont passer dans le champ de la DGSI. Ce continuum terroriste, qui devrait être traité par un seul service, est aujourd’hui séparé entre deux services », constate le directeur du CF2R.

La tendance est relativement similaire pour la menace sociétale : des groupes potentiellement violents en France et avec des liens étrangers. Les missions des services centraux et le renseignement territorial peuvent être amenés à se chevaucher. « Les animalistes violents et les écologistes radicaux font partie des éléments qui peuvent passer à l’action armée même si on ne peut pas encore parler d’éco-terrorisme en France, contrairement à d’autres pays où la menace est plus forte. Ce qui devrait être du domaine du renseignement territorial, c’est la surveillance des ONG, des associations et déceler au sein de celles-ci les éléments radicaux extrêmes mais cette mission est aussi gérée par la DGSI », souligne Eric Decéné.

Il resterait encore un travail à mener concernant la répartition précise des missions et des tâches de chaque service. « Cette réforme de 2008 a apporté des éléments positifs comme l’augmentation de la taille des services et de leur importance accordée mais ça n’a été qu’un glissement des compétences d’une partie des RG vers la DCRI. Les pouvoirs publics ont fait glisser le curseur mais sans résoudre tous les problèmes de répartition des tâches, voire de redondance qui existaient », explique-t-il. Et d’ajouter : « Au lieu de modifier plus largement les prérogatives des services de renseignement de façon à ce que le terrorisme puisse être suivi de A à Z, depuis la radicalisation jusqu’au passage à l’action armée et non-pas être séparé entre deux services, on a voulu séparer de manière un peu abrupte le renseignement dit « ouvert » et le renseignement dit « fermé », alors que la totalité de la surveillance des risques passe progressivement de l’un à l’autre. Auparavant, nous avions une séparation entre la menace d’origine interne et la menace d’origine externe, et nous l’avons transformé entre service travaillant de manière ouverte et service travaillant de manière fermée », confie le spécialiste du renseignement. « Est-ce plus adapté à la situation ? Je n’en suis pas totalement convaincu. Ça n’a pas apporté une énorme efficacité ».


Quelle évolution des services de renseignement ?

La menace est transversale, la frontière entre l’interne et l’externe est relativement poreuse, face à cette évolution de la situation l’émergence d’un nouveau système serait pertinente et de plus en plus nécessaire. « Le contre-espionnage devrait devenir un service totalement à part », plaide Eric Denécé. « Il faut revenir aux apports du Colonel Paillole en 1946, qui considère que la question de la sécurité militaire et du contre-espionnage est un ensemble, de la même manière que le travail de surveillance des mosquées jusqu’au travail de renseignement clandestin contre le terrorisme devrait être un ensemble. Quand on fait du contre-espionnage ou de la sécurité économique, il s’agit d’un travail de long terme dont le but n’est pas tant d’arrêter les éléments dangereux que d’infiltrer leur réseau dans une logique tout à fait spécifique. Peu importe qu’il s’agisse d’un service civil ou militaire, le contre-espionnage est un métier à part. L’objectif est de retourner l’agent et d’infiltrer le service de renseignement adverse et non pas d’arrêter l’agent, contrairement à la lutte anti-terroriste, où le but est d’arrêter la personne pour éviter l’attentat. Un service de lutte antiterroriste doit disposer d’un pouvoir judiciaire, mais pas un service de contre-espionnage », partage-t-il.

« Dans un contexte du retour de la guerre en Europe, une partie du renseignement doit être réorientée vers le contre-espionnage. Ce métier a tendance à disparaître dans les pays occidentaux depuis la fin de la Guerre Froide, remplacé par l’anti-terrorisme. On observe la remontée en puissance du contre-espionnage, seulement depuis la guerre d’Ukraine », ajoute Eric Denécé. « Si l’on devait créer un vrai service de contre-espionnage, il faudrait y mettre des éléments de la DGSI et des éléments de la DRSD, qui sont totalement complémentaire mais qui pourraient poser quelques problèmes administratifs. »

« La critique est facile et l’art difficile »

Le CF2R permet d’apporter une réflexion externe aux services et aux décideurs publics mais l’influence des centres indépendants est plus limitée en France que dans d’autres pays. « Le CF2R est un think tank académique, formé à plus de 50% des anciens des services. Nous publions des livres, des études et proposons des formations, y compris pour les institutions européennes et des États africains. Dans le système français, nous ne sommes pas partie prenante. Ce n’est pas dans les mœurs en France de procéder de cette manière. A chaque élection présidentielle, les équipes des candidats viennent nous voir pour être sûr de ne rien oublier – au même titre que les autres centres de recherche – mais notre influence est minime. Nous ne sommes pas aux États-Unis ou en Allemagne où les think tank ont vraiment un rôle de contribution à l’élaboration d’une politique », conclut Eric Denécé.

Simon DOUAGLIN

Rédacteur-en-chef

simon.douaglin@lessor.org

"La Sécurité est un droit (Rue Bleue)"

"La Sécurité est un droit (Rue Bleue)"

Par nicolas leregle

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